A l'heure où des polémiques insipides enflent comme chaque été dans les médias spécialisés et locaux à propos de la voie normale du Mont-Blanc, nous avons pu effectuer une superbe chevauchée un peu plus originale en reliant deux de ses voies les plus abordables : la voie du Pape, ou des Aiguilles Grises versant italien et la traversée des 3 Monts. Entre les refuges Gonella et des Cosmiques c'est une longue bambée en altitude, sans grosses difficultés techniques mais demandant une bonne gestion de l'effort et encore de la lucidité pour la descente des pentes raides (Maudit et Tacul) et le passage rapide de zones exposées aux chutes de séracs.
Guillaume mon ami, compagnon de cordée, est aussi mon client : nous sommes dans cette relation que les guides connaissent bien où tout se mêle sans aucune gêne. C'est lui qui a eu l'idée de cet itinéraire : après deux tentatives par Saint-Gervais même pas commencées faute de bonne météo, une expérience qui grandit et surtout une culture de la montagne qui l'éloigne de l'enjeu du sommet 'curriculum vitae', ce cheminement moins couru est devenu une évidence. Il me dira qu'on ne fait pas le Mont-Blanc, on fait une ascension, un parcours qui passe par le Mont-Blanc.

Lorsqu'on remonte le Val Vény puis le long glacier du Miage italien, les sensations sont bien différentes du versant français surpeuplé : assez peu de monde malgré le passage du Tour du Mont-Blanc, pas de remontées mécaniques et pas de grande vallée bruyante à nos pieds. L'observation de la faune, des piliers rocheux qui enserrent le glacier et les chutes de séracs sous les aiguilles de Tré-la-Tête ou dans le versant Est du Mont-Blanc nous occupent bien pendant la montée. Il faut 6h sans se presser pour rejoindre le refuge Gonella, d'abord par des longues moraines confortables puis un court passage bien crevassé où bizarrement peu d'alpinistes s'encordent, enfin par une traversée escarpée assez longue et un éperon rocheux équipé sous le refuge.
Le refuge Gonella est un véritable nid d'aigle, très proche du glacier du Dôme très actif. On y croise quelques cordées qui rentrent seulement du Mont-Blanc, bien fatigués.

Le lendemain nous ne serons pas plus de 20 à partir du refuge malgré le beau temps. Il faut dire que la montée est longue : 1800 m de dénivelé jusqu'au sommet, un réveil à minuit, ça pique !
Les gardiens de Gonella sont formidables, tous les 3 sont au petits soins au déjeuner avec force sourire, ça booste bien. On part du refuge directement encordés, le glacier est tout proche et avec un regel inexistant à cette heure-ci, on va vite dérouler de la corde. Ce glacier du Dôme est le premier passage clé de l'ascension, souvent très crevassé. Le gardien Mauro dit que si la saison dure jusqu'au 15 juillet c'est déjà bien en particulier cette année plutôt sèche.
Pour l'heure malgré une neige encore molle, on ne zig-zague pas trop entre les crevasses, la progression est rapide. Partis devant mais en mode diesel, nous nous sommes faits doubler par quelques cordées qui ralentissent finalement plus haut, peut-être moins bien acclimatées ? Nous repassons ainsi devant au col des Aiguilles Grises, sans avoir trop vu passer les premiers 800 m intégralement de nuit.
Au col, le cheminement suit l'arête d'abord rocheuse, puis mixte, enfin neigeuse. Après la moiteur anormale de la partie basse, le vent frais nous frappe au piton des italiens et le regel se fait enfin sentir, nous sommes à 4000 et il n'est pas encore 4h du matin. L'arête se poursuit plus douce, puis s'arrondit et conduit facilement au Dôme du Goûter aux toutes premières lueurs du jour.

C'est ici que nous rejoignons la voie normale du refuge du Goûter, sur laquelle des cordées s'échelonnent régulièrement. Le fort vent avec des rafales à 80km/h nous fait penser que la partie finale sur l'arête des Bosses sera délicate, encore que nous serons sans doute en partie protégés car les vents sont annoncés de sud-ouest.
La pause à l'abri Vallot est salvatrice pour bien s'habiller et se restaurer dans une ambiance plutôt sympathique entre alpinistes. Il est préférable de ne pas trop y trainer, on s'y refroidit vite, la fatigue de la courte nuit remonte et il reste encore de la route !
Au-dessus de Vallot, malgré quelques rafales on se rend rapidement compte que ça va passer. Des cordées parties du Goûter descendant du sommet nous rassurent. A 7h30 nous sommes au sommet, seuls. La vue ne porte pas loin ce jour, un gros nuage lié au vent s'est formé versant Nord, seul le versant sud-ouest apparait, l'ambiance reste fantastique !
A ce stade, redescendre par le Goûter et la voie normale serait une faute de goût : Guillaume me dira ensuite qu'il a trouvé de la motivation à NE PAS descendre par là, à prolonger l'effort pour achever joliment cette belle chevauchée. Attention : je ne veux pas être élitiste. S'il avait fallu descendre par la voie normale dès le Dôme ou depuis le sommet, nous l'aurions fait et cela aurait été très bien. D'ailleurs la descente intégrale jusqu'au Nid d'Aigle en venant de Gonella est sans doute plus dure physiquement que de rejoindre les Cosmiques. Chacun 'nourrit la bête' (*) à son niveau, prolonger vers les Cosmiques donne forcément plus de gueule à l'ouvrage mais peut aussi être une belle connerie selon la situation.

Pour cette voie des 3 Monts (étonnant une voie qui porte un nom de bière) je m'étais convaincu que la situation actuelle de sécheresse et chaleur depuis un moment et le fait de la parcourir à la descente donc rapidement, ferait diminuer la prise de risques de chutes de séracs combinés aux plaques à vent. Risques bien connus de cet itinéraire et dont j'avais fait la connaissance brutalement en 2008.
Nous sommes en effet bien vite passés dans les zones dangereuses, néanmoins avec la nette impression qu'il ne fallait pas que je m'habitue à y retourner trop souvent ! Les tours de glace étincelantes sont bien menaçantes et les traces au sol témoignent de leur chute régulière.
Nous n'avons croisé quasiment personne jusqu'au Mont-Blanc du Tacul, la dernière descente bien raide avec une trace molle ne restera pas gravée dans les annales de la fluidité mais nous voilà enfin à pousser la porte du refuge des Cosmiques plus de 12h après avoir quitté Gonella, avides d'un bon repas et d'une sieste comateuse.
Nous avons décidé de passer la nuit au refuge des Cosmiques pour profiter encore, savourer. Ce refuge sait garder un accueil traditionnel de montagne malgré sa fréquentation très tournée vers le Mont-Blanc, en préparation de la voie normale ou pour parcourir la voie des 3 Monts.
Nous traverserons au lever du 3ème jour la Vallée Blanche bien tranquillement et toujours bien seuls, des chants parlant d'Italie aux lèvres jusqu'au refuge Torino et son accueil savoureux, puis récupérerons notre véhicule en louant au pied du téléphérique un vélo électrique improbable pour remonter le Val Vény.

Rien de technique ni de très original, nous n'avons pas réinventé l'eau tiède mais garderons la sensation et fierté d'avoir fait un bel effort, un parcours logique et varié avec un 'esprit montagne' bien présent jusque dans les refuges rencontrés, bien loin de l'hyper commercialisation du Mont-Blanc. Pour cet itinéraire depuis Gonella, je dirais platement qu'une bonne préparation et une accommodation suffisante sont nécessaires, mais n'est-ce-pas le cas de toute façon au Mont-Blanc ? A la descente, dormir au refuge du Goûter sera raisonnable, plus facile que la traversée et sans les difficultés, à condition d'avoir les places. Evidemment nos prétendants au Mont-Blanc sont parfois un peu juste physiquement ne sachant pas vraiment à quoi s'attendre. Dans ce cas il est clair que la voie normale lorsque le tramway du Mont-Blanc fonctionne et en dormant 2 nuits consécutives au refuge du Goûter représente une solution plus facile que l'accès depuis Gonella, ce qui va sans doute permettre de garder une certaine tranquillité sur ce versant italien.

(*) A lire le livre de Al Alvarez 'nourrir la bête' sur la vie de l'alpiniste Mo Anthoine et son rapport aux situations difficiles en montagne qui lui permettent de jauger qui il est vraiment.