Quand on dégringole, c'est rarement vers le haut...
Le récit d'une grosse boîte, une chute dans un couloir raide, chose qui ne m'était jamais arrivée.


Certes je fais souvent des erreurs techniques et les mauvais choix arrivent aussi en montagne, le plus rarement possible mais ils peuvent arriver car nous devons décider à tout instant.
Mais cette fois le mauvais choix a entrainé une grosse gamelle qui aurait pu très mal se terminer.

2 février 2023 : Avec Franck, mon ami de vingt ans skieur et photographe, nous avons plaisir à nous retrouver au coeur de cet hiver 2022-23, nous avons pris un petit rythme bien sympa au fil de quelques sorties originales après une période où nous sortions peu en montagne ensemble. Plusieurs évènements dans ma vie privée et professionnelle me donnent une vraie liberté à cet instant et j'en profite pleinement avant d'attaquer la saison des raids à skis. Nous avons récemment coché un vieux projet à la Cime de Février qui nous met en confiance.


Certes l'hiver en Haute-Savoie est peu enneigé cette année, une belle chute de neige mi janvier et un long anticyclone froid gardent néanmoins la neige assez intacte. Il ne faut pas être trop difficile, on trouve de tout selon les versants après 3 semaines sans précipitations. Nous recherchons encore les versants Nord, où il reste de la vieille poudreuse très sèche, parfois malmenée par le vent en altitude.
Nous avons programmé une sortie au dessus de Sixt-Fer-à-Cheval dans le versant Nord-Ouest imposant du Grenier de Commune. Nous lorgnons le couloir de la Cathédrale mais sommes déjà bien contents d'évoluer dans un secteur que nous n'avons étonnamment jamais visité.

Le dénivelé est assez conséquent, 1600 m, nous voyons assez vite que ne sommes pas saignants : un peu de fatigue ! Mais la pente est bien efficace. Au-dessus des pistes abandonnées de Sixt, nous prenons la direction des Frêtes du Grenier de Commune et arrivons au pied d'un premier couloir, bien raide, passage classique pour franchir l'une des grandes barres rocheuses et donner accès aux arêtes ensoleillées du Grenier, bien plus haut.
L'endroit est austère, l'ombre omniprésente. Nous remontons le couloir à 45° skis sur le sac, et rechaussons un peu plus haut dans des pentes encore soutenues. Un second couloir plus facile franchit la barre sommitale très déchiquetée et nous voit déboucher en pleine lumière au sommet des Frêtes du Grenier de Commune.
Face au cirque des Fonts, à la barre Est des Fiz et en vue des hauts massifs, l'endroit invite à une contemplation intéressée.

Après la pause, nous tentons de suivre la crête en direction de la Cathédrale mais comprenons bien vite que ce sera besogneux car l'enneigement déficitaire gomme mal un enchevêtrement complexe de piliers et couloirs calcaires. Nous décidons donc de faire demi-tour et descendre par le chemin de montée.
En montant, avant l'arête dans ce dernier couloir versant Nord, j'ai repéré sur la gauche un autre couloir en villebrequin que je trouve joli. Rien d'exceptionnel, du 45° assez étroit, pas plus de cent mètres, il débouche sur une grande pente à 30-35° d'une centaine de mètres, qui elle domine une grosse barre rocheuse déversante où la chute n'est même pas pensable. Je trouve le couloir assez enneigé mais ne sait pas encore qu'il est en trompe l'oeil : la partie sommitale parait blanche mais elle est en fait cachée, le couloir tourne à 90° pour s'insérer dans cette arête complexe. L'autre branche visiblement enneigée d'en bas n'invite pas à s'y engager ce jour là vue d'en haut.

Lorsque nous faisons demi-tour sur le fil de l'arête, nous rejoignons très vite le sommet de ce couloir qui me tend alors les bras. Une force me pousse à en faire un peu plus, à goûter cette liberté du moment, peut-être à l'éprouver également. Cet excès de confiance, cette disinhibition vont me coûter cher : le prix à payer pour le cinquantenaire fraichement affranchi !
Je m'engage dans ces pentes tout de suite très raides, et c'est vrai que la vieille neige sans aucune cohésion coule facilement et n'inspire pas vraiment. Mais elle laisse apparaitre un fond plus dur avec du grip. Franck attend sur l'arête. J'enchaine quelques virages et rapidement me rend compte que l'écoulement de la neige fait apparaitre une étroiture en dessous, 2 mètres de dénivelé et pas plus d'un mètre de large, enserrée de rochers lisses.
Plus bas le couloir s'élargit et prend également son virage à gauche, devient invisible. Je sais que la partie cachée en dessous correspond à celle que j'ai pu observer d'en bas et cela me convient car elle est en neige et droite.
Je décide alors - affranchi mais cinquantenaire quand même - de passer l'étroiture de face, en prenant de la vitesse pour stopper quelques mètres plus bas où le couloir s'élargit. J'hésite... à peine... j'aurais du renoncer.

Je me cale, je tasse la neige et prépare mes appuis. Je dois tourner mes skis de 90° face à la pente pour quelques mètres, cela me fera prendre de la vitesse avant d'arrondir doucement et stopper plus bas. Du lâcher prise s'il en est !
J'y vais. Quelque chose me pousse.

En basculant, l'un de mes skis (amont) reste coincé par quelque chose (peut-être le poids des années), il ne tourne pas ce qui me fait vriller, au ralenti, tête en bas, sur le dos.

Je passe l'étroiture à l'envers, mes 2 jambes passent au dessus et ainsi de suite, me voilà dans le couloir en roulé boulé, le plan ne s'est pas passé comme prévu. Dès le départ je ne vois plus rien, j'essaye de sentir lorsque je suis à l'endroit et me gaine au maximum, je griffe et me contracte pour stopper ma chute, je ralentis parfois, mais jamais complètement.
Machine à laver, je repars en programme essorage.
Après coup je pense que la neige sans cohésion que je dois entrainer avec moi me pousse sans cesse vers le bas, et que le fond finalement plus dur du couloir m'empêche de m'arrêter.
Je dégringole pieds par dessus tête. A chaque tour j'essaye sans relâche de m'ancrer dans la neige, je griffe et me gaine mais rien n'y fait. Je cubelle.
Puis ça s'accélère et je sens vaguement que je perds le contact avec le sol. Je sens à peine un choc a la cuisse, mais surtout je doute : je ne suis donc plus dans le couloir ? Aucune idée du temps passé, de la distance parcourue. Je pense à la grande barre rocheuse en bas de la pente, suis-je arrivé déjà si bas ? Je commence sans doute à penser au grand saut à ce moment précis.
Je me contracte encore plus et enfin me stabilise. Le paysage réapparait et je m'assied dans la neige. Je suis au pied du couloir, en haut de la grande pente, je n'ai plus ni bâtons ni skis mais j'ai encore mes lunettes et mon casque.

Mon premier réflexe est de lever la main gauche pour signaler que ça va, je ne sais pas pourquoi. Je comprends vite que Franck ne me voit pas, je lui crie que ça va et il me répond. Je pense à mes skis, pour descendre (il reste 1500 m de dénivelé), j'en vois un 50 mètres plus bas et rapidement Franck qui arrive à côté du ski. Il a fait le tour par le couloir de montée, très bonne décision ! L'autre skis est au pied d'un petit raidillon rocheux parallèle au couloir, 30 m au dessus de moi. J'ai dévalé plus de 50 m, et j'ai du passer par ce raidillon mes traces en témoignent : j'ai été poussé à l'extérieur du couloir ce qui m'a fait taper sur le caillou et me demander brutalement où j'étais.
Franck me dira ensuite qu'il m'a vu presque m'arrêter au début, puis je suis reparti de plus belle et j'ai disparu. Il a alors redouté entendre des bruits de chocs contre les rochers, et là paf ! bing ! il a entendu les skis taper. Moment sans doute peu agréable pour lui non plus.

J'ai bien mal à ma cuisse droite, elle a encaissé un gros choc à peine amorti par mon téléphone qui a pris une forme arrondie... La coque indestructible est fendue de part en part, j'ai peut-être échappé à une grosse entaille grâce au téléphone, mais j'aurai droit à un hématome profond qui me fera boiter quelques jours. Je n'ai pas tapé du haut du corps, bien heureusement, mais ma lutte primale pour me ralentir se fait sentir : tous les tendons de mes doigts sont étirés et seront sensibles plusieurs semaines, l'épaule droite me fait souffrir aussi et j'aurai de belles courbatures les jours suivants dans toute la chaine dorsale.
Mais, je peux le dire maintenant, je m'en sors bien.

Je me rappelle ma première réaction, la colère. Celle d'une personne qui vient bêtement de casser son outil de travail, ou son jouet je ne sais pas. On peut avoir tous les droits et regretter un caprice.
J'ai la chance que ma profession me maintienne en bonne forme, c'est peut-être ce qui m'a sauvé de séquelles plus importantes. Mon corps m'apporte à travers le sport tellement de bien être et me permet de gagner ma croute, cela mérite que je le respecte en retour et cette fois, soyons clair : j'ai déconné.
Je me dis aussi que le ski de pente raide ne doit pas laisser place au hasard : on ne tente pas. Je n'ai pas laissé la marge qu'il fallait, celle que je me laisse lorsque je guide mes clients.
C'est un bon rappel à l'ordre, sans conséquences, peut-être aussi un premier signal que m'envoie ma carcasse de jeune quinquagénaire : vas-y mollo si tu veux qu'on collabore encore un moment.

Nous descendrons tranquillement à skis, pas si mal dans les pentes pas trop raides en poudreuse, de manière beaucoup plus tendue dans le premier couloir raide de montée où je n'arrive absolument plus à tourner à gauche.
Franck me convaincra d'aller consulter un médecin et m'aidera à plus d'un égard : merci mon ami.