L'une de mes premières Vallées Blanches, et très blanche ce jour là car une importante chute de neige venait de se produire. Pas tout à fait la première Vallée Blanche que j'encadrais, mais juste après (un an d'aspi je crois), alors que j'avais pris un peu d'assurance.
Un hiver difficile au tour de rôle (*), à St Gervais, pas beaucoup de boulot, qui allait aux titulaires, normal. J'entendais parfois "On a tous connu ça (alors t'as pas à te plaindre)". Alors je ne me plaignais pas, j'appelais par contre ma petite liste de bureaux de guides à Chamonix ou ailleurs, qui m'ont fourni assez souvent du travail. Regards noirs parfois de certains de ma Cie sur la Vallée Blanche que j'avais dégottée par ailleurs, mais bon je travaillais.
Ce soir là, pas de boulot à prendre nulle part, avec une tempête de ciel bleu le lendemain, et de la bonne neige fraîche (50 en moyenne en altitude) ! J'ai du mal à me faire une raison.

Un collègue, qui est mon ami (il se reconnaitra peut-être, je le pardonne, il le sait), m'appelle pour me demander si je suis libre et me propose une Vallée Blanche avec certains de ses clients. Je dis ok.
"- Super Olive, bon, moi je peux pas les prendre, alors ils sont 8, et ils seront accompagnés du gars qui organise, super skieur, donc pas de soucis, en plus il l'a déjà faite. Il a son matos, y sera là en freelance.
- alors ils sont 9 ? Tu sais qu'on a pas le droit ! (j'étais aspi, j'ai du dire ça comme ça).
- non non t'inquiète. Ah, je t'ai pas dit, y'a un surfeur..."

J'accepte. Après tout c'est un copain, et c'est du boulot ! ET si ça se trouve ce gars là, le fameux 9ème, me donnera un coup de main, car 8 c'est beaucoup.
Le lendemain, bien sûr, le groupe de 8+1 s'avère être un vrai groupe de 9 ! J'ai emprunté des baudriers et des Arva à droite à gauche, mais j'ai réussi à équiper tout le monde. Je me rends compte que l'équipement et l'encordement pour l'arête sont plus besogneux que d'habitude. C'est donc avec soulagement que je fais chausser les planches à tous. Je donne les infos habituelles sur la sécurité.
Le début (col du Midi) se passe bien, la trace est bonne, le niveau est plutôt bon. Par contre difficile de les empêcher de me doubler. Et une sensation d'inhabituel : le groupe est trop grand, j'arrive pas à tous les compter. Pas du tout la même impression qu'à 6, comme s'ils étaient 12 !
Je décide de faire les pentes du Rognon, et profiter de la poudreuse. Dans les premières pentes, la neige est vraiment excellente, tout le monde s'éclate. Certains ont toujours du mal à s'arrêter au-dessus de moi (**), malgré des rappels à l'ordre peut-être trop timides ?
En bas des pentes, le dernier mur est un régal. J'essaye de faire stopper le groupe  sur le plat inférieur, en pleine poudreuse, mais encore un peu dans la pente pour garder l'élan pour mon surfeur. En plus j'ai vu une grande crevasse perpendiculaire, 7-8 m devant moi, absolument invisible à l'oeil non averti. Juste une dépression, couleur blanc-gris.
Le temps de me retourner, le surfeur m'est passé devant, coupe la crevasse en ligne droite (perpendiculaire), et s'arrête de l'autre côté sans se rendre compte de rien.
Un autre à skis m'est passé derrière, et vient s'arrêter dans l'axe de la crevasse : le pont de neige cède, et le voilà, face au ciel, les bras et les pieds écartés, juste sous la surface. Je saute et tente de lui attraper le pontet (***) : mais son bassin est trop bas, impossible. Je lui tiens le bras, et il glisse lentement vers le bas, toujours face au ciel. Moi je vois un trou noir sans fond en dessous (il tournait 3 mètres à gauche, et la crevasse plus large l'aurait happé).
Je ne peux pas lui passer la corde, car si nous lâchons notre étreinte, il tombe.
Il me tire avec lui. Ce moment doit durer 30 sec. à une minute maxi. Je lui tiens le bras, puis la main, sans arriver à le retenir. J'ai demandé aux clients de me tenir les pieds (avec les chaussures pleines de neige, j'y croyais !), car j'ai une partie du corps penché au dessus de la crevasse. Rapidement je décide de lâcher mon client, car il va m'entrainer au fond. Je l'oriente un peu vers la droite, là où la crevasse se resserre. J'espère qu'il va se coincer.
Il descend pas trop vite de 4-5 m, puis effectivement s'arrête. Je sors la corde, un collègue de St Gervais me rejoint. Le client heureusement est tourné vers le haut, il n'a perdu ni skis ni bâtons, et peut facilement accrocher la corde.
Nous improvisons alors un petit mouflage, technique qui permet de tirer des poids importants, par système de poulies et de renvois qui démultiplient les forces.
On finit par le sortir.
Je lui montre le trou (qu'il n'avait toujours pas vu).

La fin se passe bien, à part que je sens souvent ses spatules toucher mes talons !

Depuis :
- tous mes clients portent un point-haut sur glacier. Technique que m'avait enseignée un professeur au stage d'aspirant-guide mais que je n'appliquais pas car je voyais peu de collègues le faire. Un point haut m'aurait sûrement permis d'accrocher mon client et de le sécuriser pendant sa lente glissade
- la corde est soigneusement enkittée (rangée de manière à la sortir simplement en tirant dessus) dans le sac après l'arête, avec un bout et un mousqueton qui dépassent. Ceci afin de pouvoir l'atteindre facilement d'une main.
- j'ai un vrai sac. Certains collègues se sont foutus de ma gueule (gentiment), mais une paire de gants de rab, une vraie corde, une vraie paire de crampons, une paire de peaux autocollantes, une doudoune au cas où, pelle et sonde (pas toujours), peuvent servir.
- je prends le temps de la descente. Je mets rarement moins de 4-5 h pour la descente effective (pour une descente simple, avec des clients classiques). Les clients ne m'en veulent pas !
- je limite à 6 le nombre de clients.
- j'informe plutôt que je ne rassure : difficile de ne pas stresser, mais je préfère des clients bien informés. Le tout est de le faire au bon moment, avec le bon ton.
- je me méfie des groupes mixtes surf-ski, car les trajectoires sont rarement les mêmes.
- j'annule sans problème. J'aime aussi ne pas avoir de clients les jours de beau temps !
La plupart des collègues font ça aussi, mais la facilité nuit à la sécurité, on part vite dans une certaine routine sur des itinéraires fréquentés et répétés. Je le constate tous les jours sur la Vallée Blanche.

 

 

(*) : le tour de rôle est, tous les soirs, le temps et le lieu où les guides des bureaux de guides reçoivent le travail à distribuer pour le lendemain. Ce travail est distribué à tour de rôle, pour que personne ne soit lésé.
(**)
: sur la Vallée Blanche, l'une des règles de sécurité est de ne jamais dépasser le guide, et de stopper en amont de lui, celui-ci s'arrêtant parfois pour indiquer une crevasse où un obstacle à éviter.
(***) : le pontet est la partie du baudrier où l'on s'encorde, c'est le plus solide point du baudrier, et l'on y accroche facilement un mousqueton, si on peut l'atteindre !