Récit écrit suite à un enchainement de belles courses en solitaire en avril 1997, pour garder une trace vive de ces moments forts...

"Aiguille du Midi, envoûtantes arêtes, prodigieuses faces, me revoilà ! J'ai fait mon entrée dans le refuge du Plan de l'Aiguille avec l'esprit d'un religieux dans la chapelle, avec ce mélange intime de craintes et d'envies, de doutes et de prières ; l'habitude et la curiosité se mêlent, je suis seul mais ne mesure pas encore l'intensité de cette solitude qui durera 3 jours.

J'ai revu la face nord, ma face, celle qui me rappelle à elle régulièrement: le Frendo il y a 2 ans, et l'année passée le col du plan, la Mallory où nous vécûmes des moments difficiles, et ces deux jours à attendre d'oser affronter le couloir Chéré, seul et le moral bien bas, pour finalement redescendre.

Aujourd'hui les conditions ne sont pas terribles, mais le bonhomme est en pleine forme. Le Chéré n'est qu'un mince goulet de glace noire, je n'y songe même pas, la Mallory que je voudrais exécuter- par vengeance, je l'avoue, des 15 heures qu'elle nous réclama l'an passé- ne satisferait pas ma soif de découverte.

La face Nord de l'aiguille du Midi depuis le plan de l'aiguille

En somnolant au soleil d'avril, je découvre deux minuscules points, tout là-haut sous l'arête midi-plan : ils sortent de l'éperon Tournier, une très belle course mixte d'ambiance, avec de ces arêtes Samivelesques, de ces granits Rebuffesques... Çà a l'air de ne pas trop mal passer, et l'idée de prendre leurs traces fait son chemin. Le problème reste que, avec des "çà a l'air" et des "pas trop mal", je ne suis pas rendu. Je n'ai pas de corde de rappel, juste deux broches, quelques anneaux, et 20 mètres de ma vieille "9 millimètres" (10 ans au compteur...). Quand on est seul, le moindre doute peut prendre de belles proportions, une retraite peut devenir un véritable enfer, ainsi pour ne pas me borner comme pour le Chéré l'année dernière, je ne me décide pas, je verrai demain au pied, il y a le col du Plan qui me tend les bras si je manque de courage, après tout on n'est pas des bêtes, la joie c'est d'être là.

 

4 heures. Un peu trop tôt pour les braves...

4 heures 30. Bon, faut se lever, sinon mon ego va en prendre un coup. Je déjeune bien, je me suis monté quelques bonnes choses- c'est bon pour le bide, c'est bon pour la gueule !- et part d'un bon pas, remonté à bloc...

6 heures 30. Le jour se lève à peine, je suis au pied des séracs sous le col du Plan. J'ai observé le passage qui a l'air de poser problème (une désescalade sur la gauche pour rejoindre le couloir de 200 mètres), ça m'a l'air tout bon vu d'ici, aller je fonce ! Je m'enferme à ce moment dans une sorte de cocon que doivent connaître tous les alpinistes solitaires : une hyper-perception des choses, une voie intérieure qui prend de l'ampleur, le contrôle, bon sang, le contrôle ou la chute !

 

Je traverse au pas de course sous les séracs et remonte une pente de neige où je retrouve les traces de mes prédécesseurs. Puis je m'engage dans du mixte facile, en me rappelant du cheminement observé la veille. Des passages un peu plus difficiles se succèdent; l'un deux, une traversée dans une dalle avec les crampons, me ramène à la réalité : ne grimpe pas dans l'ignorance du danger, soit sûr et maîtrise tes gestes. Ceci n'est pas un exercice, la situation est réelle. En parfaite harmonie avec les éléments, fortement concentré, je commence à prendre un plaisir jusque là inconnu en montagne.

J'arrive à l'endroit où il faut redescendre à gauche. Je me penche par dessus une crête, je vois une raide pente de neige, et une petite barre qui rejoint les séracs du col du plan. "La descente en rappel est possible", dit le topo, effectivement des sangles laissées en place en témoignent, mais je devrai me contenter de mes propres moyens en l'absence de corde.

Allez ! Je mange une petite sucrerie en admirant le lever de soleil sur les aiguilles rouges, je regarde le téléphérique, la première benne n'est pas encore partie...

Hardi ! J'enjambe doucement l'arête (neige très molle), commence la désescalade et me retrouve au dessus de la barre. Celle-ci plonge directement sur des séracs très tourmentés, mais une vire à droite doit pouvoir me ramener dans le couloir, là où il est plus lisse. Je traverse très précautionneusement, ma petite corde pend sous moi. J'arrive enfin sur un petit promontoire qui surplombe le glacier, là où il n'est pas trop raide : sous moi, la rimaye où j'entrevois de glauques trouées, un peu plus loin la neige, molle et stable. Je ramène ma corde, vise l'endroit le plus lisse et m'élance.

Vrrouff... O.K., çà tient (je n'avais pas deux essais !). Je sais maintenant que la suite devrait bien passer, un couloir de 200 mètres, un joli petit col où je traverse à droite, à nouveau de la glace avec sûrement un peu de mixte, une arête et enfin la pente sommitale.

Je remonte la pente assez sereinement, je suis content de m'éloigner de tous ces dangers objectifs. J'arrive au col et observe la suite : une belle fissure, 5+ selon le topo, mais avec possibilité de passer plus à droite en glace "difficulté variant suivant les conditions..". Je descends à droite pour voir çà... Aïe ! Aïe ! Aïe ! Je ne passerai pas par là, c'est infâme, des rochers très raides coiffés d'un gros sérac déversant. La fissure où je m'étais juré de ne pas aller m'apparaît comme un escalier à côté ! Je n'ai pas le choix, ce sera par là, ou la redescente (le couloir, les séracs, la rimaye, la traversée, le mixte délicat, ah non !).

Vue la difficulté, je vais être obligé de m'auto-assurer, ce que je n'ai jamais fait. J'improvise un système : il y a 3 pitons sur les 40 mètres difficiles, dont 2 dans le passage le plus dur, sur les 10 derniers mètres; je fixerai le sac et un bout de la corde au premier piton, puis partirai jusqu'au piton d'après, 20 mètres plus haut, en m'assurant comme en tête. La différence c'est qu'en cas de chute, toute la corde se déroulera, ce qui fait que je risque au maximum 40 mètres de vol plané, ce qui peut être considéré comme un moindre mal à ce niveau des événements. Arrivé au piton, je fixerai la corde et redescendrai chercher mon sac, puis remonterai en enlevant tout le matériel, pour recommencer à nouveau l'opération.

Je monte au premier piton en gardant les crampons, je m'y vache et fixe mon sac et la corde. Ces quelques gestes pour m'assurer, je les ai déjà répétés des centaines de fois, cette fois-ci je suis seul et ceux-ci prennent une toute autre dimension. Je contemple le vide sous moi, environ 400 mètres, puis fixe des yeux ce piton, 20 mètres plus haut. A priori çà ne sera pas trop dur sans les crampons ni le sac, la corde sera-t-elle assez longue ?

Je m'élance, le rocher est excellent, aucun problème, je mets un anneau après 10 mètres et continue. Me voilà à 2 mètres du clou, sur une toute petite vire. Au-dessus de moi, la fissure, rien que la fissure, et quelques grattons pour les mains : il faut que je coince le pied droit, agrippé sur des toutes petites prises, pour me rétablir dans une niche d'où je pourrai atteindre le piton. Quelque chose d'assez simple avec un bon assurage et un copain au bout de la corde qui encourage ou ronchonne (le résultat est le même), une formalité quand c'est la cordée qui raisonne, qui pousse et progresse, quand deux forces se tirent l'une et l'autre vers le haut. Mais cette fois je suis seul : si je dérape, je tombe de 15 ou 20 mètres, et si le piton du dessous tient, j'aurai de la chance si je ne me suis pas brisé quelque chose.

Je pose mon pied dans la fissure, elle n'est pas assez large pour le coincer convenablement, je n'arrive qu'à faire mordre légèrement le vibram du bout de la semelle. En gardant un bon équilibre, je teste ma prise : çà tient 2 secondes, puis le pied ripe. Je respire profondément, il va bien falloir lui confier tout mon poids ! Allez, il n'y a qu'un pas ! Cette fois je joue mon va-tout, léger-léger je bondis dans la niche, ouf ! çà a tenu, Koflach je t'aime... Je fixe la corde au précieux piton, puis redescends à bout de bras chercher mon sac, enfin remonte au piton. Bon, et d'une !

Un deuxième clou brille juste au dessus de moi, j'attaque en y fixant une pédale, me pousse au maximum et atteins très haut de bonnes prises. Il n'y a plus qu'à suivre la fissure qui se transforme en écaille, bien raide tout de même avec les grosses, et je m'installe à califourchon sur une terrasse, au-dessus des difficultés, avec du soleil en prime. Un nouveau piton providentiel me permettra de récupérer le matériel laissé au relais du dessous, avec quelques frayeurs en remontant la corde, vieille et manquant de souplesse, avec le sac, le tout pendu à un amarrage douteux (il bouge, mais je n'arrive pas à l'enlever).

Bref, de retrouver la neige me met dans tous mes états, je sais la suite facile (cette fois c'est sûr !), c'est un bulldozer qui franchit les 100 mètres de l'arête en mixte, magnifique et très esthétique, avec en particulier une cheminée tapissée de neige molle, sympa la brasse coulée et surtout j'ai l'océan rien que pour moi, puis la dernière pente qui m'amène sur l'arête Midi-Plan.

Il est 11 heures, je n'ai mis que 4 heures pour la voie, malgré au moins 1 heure de temps de perdu dans le mur de 40 mètres : joie d'aller vite quand on est seul, ivresse de comprimer les horaires, d'être presque à 2 endroits en même temps. Je ne le savais pas, le solo est une forme de téléportation. Je comprends ce que pouvait ressentir Lachenal : avec ses capacités, l'impossible devenait tout simplement normal.

Je remonte vers l'Aiguille, et m'arrête manger un morceau (vraiment je me suis gâté : coppa et comté au menu, avec du beurre..). Je m'étais fixé un programme sans trop y croire : coucher ce soir au bivouac de la Fourche. Eh bien qu'à cela ne tienne, avanti !

 

Il n'est pas 15 heures quand j'entre dans le minuscule abri, à 3700 mètres, heureux de découvrir ce versant - et quel versant! - du Mont-Blanc. Toujours seul et cette fois content de l'être, je ne me lasse pas d'admirer ces faces et ces piliers plongés dans l'ombre. Thé, biscuits, thé à nouveau, je ne me cloisonne dans le refuge que lorsque l'ombre immense du Mont-Blanc me rejoint à mon tour, pétrifiant l'eau tombant du toit en de minuscules stalactites, fixant chaque bloc et chaque boule de neige, ne laissant plus que de lointains séracs faire vibrer l'air dans des détonations sans fin."