L'œdème pulmonaire fait partie des risques de l'altitude. Quoique rare, il survient parfois au Mont-Blanc, comme l'été 2010 pour l'un de mes stagiaires... Parce que les symptômes sont parfois flous, il paraît intéressant de raconter l'histoire.

Samedi 24 juillet 2010, 22 h. Depuis la plate-forme du refuge du Goûter, je regarde s'éloigner l'hélicoptère du PGHM en direction de l'hôpital de Sallanches : je viens de faire évacuer mon client pour présomption d'œdème pulmonaire.

Ai-je bien vu les symptômes ? N'ai-je pas pris la décision trop tard, le mettant dans une situation d'inconfort, pouvant même lui engendrer des séquelles ? Qu'aurais-je pu améliorer dans ma prise de décision ? Autant de questions auxquelles il est difficile d'apporter des réponses, car je n'avais jamais connu de cas d'œdème (les seules notions étaient celles enseignées à l'école des guides, quelques années plus tôt), et parce que certains symptômes se confondent parfois avec un état général souvent observé au Mont-Blanc : essoufflement, fatigue, affaiblissement...

Mon client, Philippe, a effectué notre meilleur stage de préparation, le stage "progression Mont-Blanc" : 7 jours au total, une première partie de 4 jours et 3 nuits où nous évoluons constamment entre 2700 et 3500 m (dont une nuit à 3160 m), puis l'ascension du Mont-Blanc, en 3 jours, en dormant au refuge de Tête Rousse (3167 m).
Nous avons largement suivi le programme au début du stage, avec l'ascension de l'aiguille de la Cabane (3000 m), nuit à la cabane d'Orny (2800 m), ascension du col des Plines (3300 m), nuit à la cabane de Saleinaz (2690 m), ascension de Tête Blanche et Petite Fourche (3450 et 3500 m), nuit au refuge Albert 1er (2750 m), et enfin ascension de l'aiguille du Tour (3540 m) et descente.
La forme de Philippe est plutôt bonne, sans plus, ni moins. Il me dit ne pas sentir de fatigue anormale, il est gai comme un pinson, heureux de vivre un vieux rêve. Son neveu de 16 ans l'accompagne (il n'ira pas au Mont-Blanc pour cause d'otite), et il est vrai que notre attention se porte en particulier vers ce jeune qui découvre la haute-montagne. Au vu de la préparation de Philippe, je suis donc plutôt serein, surtout que nous avons 3 jours pour le Mont-Blanc. La météo était bonne pour la préparation, puis une perturbation a déposé 20-30 cm de neige fraîche, et le temps doit s'éclaircir pour le jour de l'ascension et le jour de descente (7ème jour du stage).

Philippe se plaint toutefois, une ou 2 fois mais dès les premiers jours, d'un inconfort assez étrange : lorsqu'il se penche pour lacer ses chaussures, cela lui coupe un peu la respiration... Il n'a l'air ni très gêné, ni alarmé par ce fait, et je mets cela sur le compte d'une des "bizarreries physiques" de nos clients, auxquelles de nombreuses courses et raids en haute-montagne m'ont habitué. Ce point parait important, car en effet la confrontation d'un guide à de nombreuses situations, parfois très curieuses ou inattendues, renforce certes son expérience mais lui ôte parfois son analyse objective, dans la mesure où ces "bizarreries" sont bénignes et sans conséquences dans 99% des cas.

Après-midi du 5ème jour : nous montons au refuge de Tête Rousse, en passant entre les gouttes (le beau temps n'est prévu que dans la nuit d'après). C'est une journée de repos, 2 h de marche, après une nuit réparatrice à Saint-Gervais.
Le lendemain, réveil à 4h, et nous quittons l'ambiance chaleureuse de Tête Rousse. Philippe me reparle de ce problème de respiration coupée, qui le stresse un peu plus ?

Les conditions de l'ascension du Goûter sont inhabituelles, avec 20 cm de neige fraîche : je fais la trace en crampons (nous ne sommes que 2 cordées, car il faisait mauvais la veille). Pas mal de vent, qui doit se calmer, mais qui engendre des spindrifts assez pénibles. Je constate toutefois que notre horaire est très moyen : environ 2h30 à 3 h pour atteindre le Goûter (en général l'horaire est de 2h). Mais je ménage particulièrement Philippe, car la journée sera longue, et je sais que la météo ne fera que s'améliorer au fil des heures. Je commence à imaginer que nous ne reviendrons pas au refuge de Tête Rousse le soir, mais dormirons au Goûter. Nous nous reposons quelques instants à 3840 m, mangeons des pâtes, puis reprenons l'ascension du Mont-Blanc vers 9h30.
La montée du Dôme du Goûter, puis l'accès à Vallot, se passent assez bien, toujours dans un horaire moyen (un peu moins de 3h) : la montée est encore régulière, je monte très lentement, à ce rythme très doux qui permet, normalement, d'arriver sur le toît de l'Europe sereinement. Dans le dernier mur avant Vallot, à 4300 m, cela commence à être difficile : arrêts fréquents. Je décide de nous arrêter au bivouac Vallot pour une bonne pause, au chaud (le vent a faiblit mais nous sommes quand même très habillés), et pour faire le point. Philippe se sent prêt à y aller, je lui dis que ce sera de plus en plus dur mais que la météo ne me fait pas soucis, l'enjeu du sommet du Mont-Blanc vaut que nous redescendions un peu plus tard que d'habitude, et nous dormirons au Goûter. Feu donc pour l'arête des Bosses, les derniers 500 m.

13h, départ de Vallot. La montée est lente, de plus en plus lente. Philippe demande des pauses régulières pour reprendre son souffle. Il n'a pas mal à la tête, pas de nausées, juste ce problème d'essoufflement rapide, que des pauses régulières permettent d'atténuer, en se tenant bien droit. Je prends mon mal en patience, mettant ça sur le compte de l'altitude, et sur une sensibilité particulière de mon client au manque d'oxygène au dessus de 4500 m. Les réactions de nos clients à cette altitude, avec une préparation physique plus ou moins bonne, des capacités d'acclimatation très différentes, nous ont habitués à des horaires très variables au Mont-Blanc. Avec une météo sereine, je décide souvent de permettre la réalisation de ce beau projet même avec des horaires moyens, j'estime que les enjeux (physique, mental, financier...) en valent généralement la peine...

16h, sommet du Mont-Blanc : ça y est ! Philippe est très ému. Nous profitons pleinement de notre solitude au Mont-Blanc, nous y restons 30 minutes, à contempler le fantastique panorama. La fin a été extrêmement lente, et Philippe m'a parlé d'une sensation de noyade lorsqu'il se penche en avant. C'est ce point qui aurait du me mettre la puce à l'oreille, mais le sommet est tout proche. J'ai rassuré Philippe en lui disant que la suite sera bien plus facile, le moindre effort de la descente permet de moins sentir le manque d'oxygène, en général tout se passe bien.
Rapidement je me rends compte que son essoufflement ne cesse pas à la descente : là je perçois une situation inconnue, l'obligation de reprendre son souffle malgré une descente assez lente. Je me dis : là il est complètement cuit, je vais gérer le retour au Goûter (sans soucis il fait beau), et demain il ira mieux. Je lui écoute un peu la respiration, je n'entends pas d'eau dans les poumons (j'essaie de me rappeler mes cours !). Je pense plutôt à une grande fatigue, je me dis : bon on a été au bout, il est rare que nous ne redescendions pas fatigués de ce sommet, c'est juste une fatigue plus importante que d'habitude.

19h30 : ouf, après une descente lente mais dans une ambiance splendide, nous sommes enfin attablés au refuge du Goûter (3840 m), et Philippe est content. Il me dit même, "on va quand même se boire du rouge, hein ?" Je suis heureux de fêter ça avec lui, on a passé une excellente semaine ensemble, Guillaume (son neveu) et lui-même ont été adorables.
20h30 : "Allez dodo, demain grasse matinée" (tout le refuge est déjà couché car ils se lèvent à 2h, mais nous à 7h !). J'admire le coucher du soleil, mais lorsque Philippe sort des toilettes, il est livide : "Olivier je ne me sens vraiment pas bien !" Inquiet, je le fais respirer bruyamment, toujours pas de "glou-glous", par contre il tousse souvent. Nous évoquons avec l'aide-gardien la présence d'un caisson hyper-bar au refuge, l'idée fait quand même son chemin. Je l'accompagne au dortoir, nous avons 2 places "chez les guides". Il marche très mal, on lui donnerait 100 ans !
Mais lorsqu'il veut s'allonger, je le vois se rassoir en catastrophe et reprendre difficilement son souffle : "j'ai l'impression de me noyer..." Là je me dis qu'on ne passera pas la nuit comme ça.

Je le laisse là et vais dire aux gardiens ma présomption d'oedème. Nadine et Claude n'hésitent pas, ils me passent le PGHM. Conférence à 3 avec un gendarme et un médecin : il me demande les symptômes, je raconte.
Puis :
- "Tu arrives à faire la différence entre un mec cuit et un œdème ?".
- "Je ne sais pas je n'ai jamais vécu d'œdème, mais j'ai jamais vu un de mes clients comme ça !"
- "Une grande fatigue, c'est aussi signe d'œdème..."

Le gendarme au médecin :
- "Tu sais, un guidos déclenche pas comme ça...". "Bon de toute façon ça y ressemble bien."
Le gendarme à moi :
- "Quel temps là haut ?"
- "Grand beau. Toujours un peu de vent du Nord.

- "Ok, on vient te chercher ton gars, on doit décoller de toute façon, essaye de le monter à la DZ, dans 1/4 d'heure."

21h40. Branle-bas de combat, mais je suis soulagé. Je retourne au dortoir et dis doucement à Philippe que je le prépare, et qu'il va passer la nuit à Sallanches. Je l'aide à s'habiller, baudrier, chaussures, je rassemble au mieux ses affaires, puis on se dirige vers la DZ.
22h : dans la neige au dessus du refuge, Claude (le gardien) me le prend sous l'autre bras, car il ne marche quasiment plus. Impossible de rejoindre la DZ. Il a les secouristes à la radio : "pas de soucis, on le treuille".
Rotor, puissant projecteur, un homme araignée pendule au dessus de nous. Surréaliste. Les gardiens du Goûter n'avaient jamais vécu d'héliportage de nuit... Pas un mot, on attache Philippe au treuil, son sac, il est déjà un train de remonter... Petit signe de reconnaissance sympa du secouriste (genre : "là j'ai pas le temps mais salut quand même"). Et l'hélico s'éloigne : 20-25 minutes après le coup de téléphone, Philippe sera arrivé à l'hôpital de Sallanches. J'en profite pour saluer la grande compétence et l'organisation du Peloton de Gendarmerie de Haute-Montagne, vraiment impressionnant.

Épilogue : Philippe a passé 3 jours à l'hôpital. Son taux d'oxygène dans le sang ne voulait pas remonter comme ça ! Il a été placé tout de suite sous oxygène (dans l'hélico), et son mauvais état a encore empiré dans les premiers temps, malgré cela. Ce n'est qu'après une heure ou 2 qu'il s'est senti mieux, mais surtout le surlendemain. Il va très bien actuellement, il ne garde aucune séquelle, et profite des meilleurs souvenirs de ce stage inoubliable...
L'hôpital n'a pas parlé tout de suite d'œdème pulmonaire, Philippe pensait d'ailleurs sortir plus rapidement. Mais son taux d'O2 resté si longtemps très bas n'a finalement fait aucun doute sur le mal dont il souffrait.
Ce stage et ses participants me laisseront pour ma part le souvenir d'un des temps forts de l'été, riche d'expériences. Aucun doute sur mon attention exacerbée au prochain client essoufflé !

Merci à Philippe d'avoir accepté que je publie ce récit. Avec le recul, son mental et son envie de réussir le Mont-Blanc devaient être vraiment inébranlables !