Écrit peu après la course en mars 1998, ce récit retrace une journée riche en émotions, avec mon ami Yannick. A noter la notion d'invincibilité que les alpinistes peuvent connaitre, jeunes, au mieux de leur forme, et qui parfois les entraine dans des comportements à risque, au pire jusqu'à la mort. A 28 ans avec ce type d'expérience cette notion d'invincibilité était en train de s'ébrécher, je me tournais peut-être déjà vers une pratique plus mesurée et mâture, nécessaire à mon entrée dans le monde professionnel.

"Bouche bée, je regarde le petit trou dans lequel vient de disparaitre Yannick. Ses deux bâtons sont restés à la surface du glacier, un petit cri, deux mains agrippées au niveau des rondelles, puis plus rien, juste ces deux bâtons avec marqué "Scott" dessus. Je ne crois pas m'imaginer à cet instant qu'il soit mort, j'essaie plutôt d'ordonner mon esprit pour que les manœuvres se succèdent sans perdre de temps : sortir la corde, mettre les crampons, planter deux broches et aller voir au bord du trou.

Avant que je n'aie terminé, deux groupes arrivent derrière moi.
"- Ton copain est tombé dans un trou ?
- Non, non, on fait de la spéléo!".
Je me suis rapproché de la crevasse, et j'entends enfin le gros brailler en bas, mais pas si bas que ça. "Bon, tu te fais bronzer, là-haut ?". Çà me rassure, il déconne ... il n' a pas pu devenir fou, car il l'était déjà ! Je me tourne vers les autres :
"Çà va, il est pas mort, c'est un alsacien, il en a vu d'autres !".
Ils me regardent bizarrement et baissent le ton, comme si la mort risquait de venir ... Ils se sont encordés, ce que nous aurions tous du faire depuis longtemps, puis s'éloignent par glissades brutales et successives. Yann a planté une broche. Je lui remonte les skis, le sac, puis il s'encorde et s'extraie enfin, à grand renfort de Han!, Hisse! et autres jurons alsaciens.. Il me dira qu'il s'est coincé quelques mètres plus bas grâce au sac, que sinon j'héritais d'un bon paquet de matos de montagne, d'une voiture, de quelques paires de skis et de nombreux vélos. N' empêche que je préfère le voir au-dessus du plancher des vaches, surtout que j'ai vécu la même expérience quelques mois auparavant (lire "Petits récits d'automne solitaire").

Nous sommes vers le Rognon de la Verte, toujours en route vers le couloir Desmaison, au fond du bassin d'Argentière. Le temps ressemble à une de ces blagues idiotes qu'on peut trouver dans les emballages de papillotes, on ne sait pas à quoi s'attendre sauf à quelque chose de médiocre. Yannick souffre un peu des flancs, mais on décide de continuer, pour voir, et aussi parce que c'est notre première course ensemble de l'année, peut-être voudrions-nous en faire une fête.
Plus tard en plein dans le couloir, nous retrouvons cette joie simple qui consiste à planter ses piolets délicatement, en s'imaginant que c'est un prolongement de soi (penser que ce ne sont que des outils diminue fortement la confiance dans les engins !). Pas de grosses difficultés, juste de quoi se sentir heureux. Deux ou trois longueurs en glace noire pas très agréables, puis un couloir-goulotte esthétique et logique.
Je me sens insouciant et léger, les nuées qui nous entourent, le vent qui se réveille ne font que partie du paysage, seule la brèche, là-haut m'importe. Il faut que Yannick, 50 mètres plus bas me crie "Bon on arrête ?!" pour que je me rende compte que je ne le vois presque plus, et que la retraite s'impose. Les coulées se succèdent, des bras glacés s'enroulent autour du Triolet et nous montrent du doigt. L' ambiance est sordide et géniale : je suis à 20 mètres de la brèche, mais il faut descendre car Yannick ne montera plus. Il est déjà plus de 16 heures, le mauvais temps sérieux arrive, nous sommes à 3600 mètres au mois de février, avec 12 rappels à faire pour rejoindre nos skis... Cela ne me fait rien, mais j'imagine le contraste difficile pour Yann qui vient de quitter Montpellier. Je me console car de toute façon on ne voit plus rien...


Les rappels se succèdent, les relais sont I'occasion de se laisser imprégner de cette ambiance écossaise, en gonfflant son égo en se disant : "on est là !". Un grand rappel très pendulaire m'amène en extrême bout de corde à un relais décalé. Je peste en rêvant d'une corde plus longue, je m'engueule de n'avoir pas fait de noeud en bout de corde, mais celui-ci m'aurait sûrement empêché d'aller crocheter les sangles du relais avec le piolet. Subtil équilibrage entre les pointes avant des crampons et la main qui tient la corde. Je me vache en appelant Yannick pour lui dire de faire gaffe: je me suis imaginé un instant partir pour Ie grand pendule, rejoindre la verticale d'un coup sec, avec juste un petit mètre de corde humide et glissante sous moi pour me retenir ...
Yann se rapproche, tendu sur la pointe des pieds pour rejoindre ce relais difficile. Sans prévenir, alors que nous pouvons presque nous toucher, l'un de ses crampons rippe : le voilà parti à fond les ballons vers le couloir, avec les gants plein de neige, et juste un petit mètre de corde pour le retenir ! Crissements en tous genres, raclements de Goretex, et des yeux complètement dilatés accompagnent la scène.
La peur. La flippe du grand saut. Je ne dois pas valoir mieux, attendant le dénouement dramatique ... Mais mon Yann s'immobilise lourdement 15 mètres à droite, les deux mains crispées sur la corde au-dessus du descendeur. Il me dira plus tard qu'il a senti la corde glisser dans ses gants gelés pendant le pendule. Çà n'était pas son jour, c'est le cas de le dire !

Plus bas, les ennuis continuent.
Nous venons de ravaler un enième rappel, lorsqu'un bruit plus cristallin que celui des coulées nous fait dresser l'oreille. Echange de regards, nous nous plaquons au rocher tandis que passent en sifflant des bons gros blocs venus l'on ne sait d'où.
"- Çà, c'était des tueurs", dis-je à Yann.
Ils ont criblé le relais bien exposé où nous étions 5 minutes plus tôt.
"- On est invincible, aujourd'hui.
- Attends, on n'est pas encore en bas."
En fait, la fin de la descente se fait sans encombre, nous atteignons la rimaye avec la nuit, avec la nette impression d'échapper à tout un tas de pièges tendus par la montagne. Comme si le fait d'avoir voulu y aller malgré le mauvais temps, malgré la crevasse, avait entrainé des accumulations d'emmerdements. Nous sommes heureux d'avoir pu jouer un tour, il ne reste plus qu'à se laisser glisser jusqu'à Argentière, en méditant les deux leçons de la journée : sur glacier crevassé, je m'encorde, et dans les rappels, je mets un auto bloquant. Amen ..."

Yannick en goulotte du côté de Frébouze en 1997Yannick et son matos aux Mottets, en 1997