Récit écrit par ma sœur Florence, à chaud. Où l'on se rend compte de l'esprit de compétition qui peut régner dans un groupe d'amateurs de montagne, et de l'esprit de performance plus ou moins marqué suivant les personnes. Jeune mâle de 25 ans à l'époque, cela ne m'étonne guère... En fait une simple grosse faim de montagne mettant en exergue les individualités. Mais surtout un plongeon dans cette époque où l'on grimpait "entre filles", dans une ambiance bohème insouciante et regrettée...
Course faite une semaine après l'éperon Frendo : la tension était à son apogée dans le groupe !

Cette fois, c'est décidé: Christine et moi commençons de préparer nos sacs. Çà n'a pas été facile. La météo ne nous encourage pas, le temps est assez incertain et nous n'avons pas envie de descendre dans les Écrins pour ne rien entreprendre ! Une fois de plus, je me rends compte que ce n'est pas facile de se mettre d'accord quand on est quatre et que chacun reste sur ses positions. J'ai bien proposé une randonnée à la Tournette, mais çà n'a pas eu l'air d'intéresser tout le monde ! Enfin, espérons qu'il fera meilleur dans le "sud". Çà réchauffera l'atmosphère !
Les préparatifs se font par "cordée" de deux, étant donné que nous sommes quatre: Christine et moi, Olivier et Pascale."Prends tes sangles!","T'as combien de coinceurs?","Flo, prends ton écran-total!"... La "bouffe" est aussi l'objet de longs préparatifs, à juste titre. Si Pascale prétend qu'elle ne se nourrit pas en montagne, je ne lésine pas sur les vivres de courses, ayant déjà subit quelques hypo mémorables !

Une fois arrivés à Ailefroide, il reste une décision importante à prendre: monterons-nous bivouaquer ce soir même aux Balmes de François Blanc,au risque de se faire saucer (nous n'avons pas pris de tente) ou ferons-nous la "course" d'une seule traite, c'est-à-dire 2100 mètres de dénivelé total pour arriver au sommet d'Ailefroide Centrale? Personnellement, je pencherais plutôt pour la première solution, mais le ciel s'obscurcit et de grosses gouttes s'écrasent déjà sur la vitre de la voiture: chouette! Contre mauvaise fortune bon cœur, nous sortons grignoter avant de plonger dans un état de sommeil semi-comateux, en attendant des jours meilleurs...

19 heures, et toujours un temps de chien. Il faut trouver un endroit pour dormir et ce n'est pas évident ; nous sommes à côté du refuge Cézanne, pas mal de monde encore, retours de randonnées. Pourquoi pas sous le porche de l'office du tourisme ? Un peu plus loin se trouve un vieil abri qui est en fait une maison forestière; déjà occupée par des alpinistes partis pour faire la barre des Écrins versant sud. Ma foi on peut peut-être concilier nos horaires de réveil: tout le monde debout à 2 heures ! Moi et le Moy (*), très sensibles aux acariens et autres poussières, préfèront dormir à la belle, sur une terrasse.
Une fois bien installés, mes pensées divaguent .Fera-t-il beau demain? Çà a l'air de se dégager, il fait doux, je me sens bien, mais comme d'habitude les veilles de grands projets, ou de projets tout court, je ne trouve pas le sommeil, mes neurones n'arrêtent pas de travailler. Forcément à 2 heures le réveil s'en trouve facilité! Les filles sont déjà levées, çà s'agite en silence, l'heure n'est pas aux grandes conversations philosophiques !
Un petit thé et une crème soja-caramel, vite avalés et bien digérés, me permettront, je l'espère, de tenir le choc au moins jusqu'au col de Coste-rouge! Mais les calories, çà part vite en montagne, justement dans les longues marches d'approche... Sacs au dos, pas trop chargés (pas de tente ni de duvets...) nous entamons le sentier qui nous élève doucement, mais sûrement vers le glacier noir, et c'est superbe, comme l'avait présagé le Moy ! La pleine lune éclaire tous les sommets alentours, Pelvoux, Pic sans nom, Pic du coup de sabre et Ailefroide, l'effet est garanti. Tout le monde avance à son rythme, Pascale talonne le Moy de près, je suis quelques mètres derrière et Christine va son petit bonhomme de chemin, sans forcer. Arrivés aux Balmes, nous faisons une courte halte pour repartir aussi sec en direction de Coste rouge. Le temps a l'air de se mettre au beau, malgré des éclairs lointains. Il faudra être vigilant car une fois bien engagés dans la voie, il sera tout aussi long de redescendre plutôt que de continuer! Au pied du col, il reste une courte montée assez raide avant d'attaquer la course proprement dite. Cette montée me fait un peu peur car il me semble que c'est à cet endroit-là, particulièrement exposé aux chutes de pierres, qu'un guide s'est tué l'année dernière! Nous chaussons les crampons avec Christine, tandis que Olivier a déjà passé la rimaye et que Pascale le suit en nous criant "çà passe bien!" Christine a un peu de mal avec ses crampons, et elle aimerait bien tâter de mes délicieux abricots secs que j'ai préalablement entamés. Les deux là-devant donnent un rythme sévère, et je sais avec Christine que nous devrons nous économiser; elle m'a signalée en me rejoignant qu'on allait trop vite. Ils pourront bien nous attendre un peu.

Au col, nous apercevons un homme seul qui monte rapidement vers nous: en fait, ils seront quatre à nous suivre dans cette voie. Olivier et Pascale démarrent corde tendue; nous les suivons 5 minutes plus tard, après une maigre collation ! Le rocher est sacrément pourri et je crains que ceux de derrière se prennent des pierres, involontairement. Enfin, tout va bien et nous avons à peine le temps de rejoindre Olivier et Pascale qu'ils sont déjà repartis pour la longueur suivante. En fait c'est assez frustrant, j'ai plutôt l'impression d'être seule avec Christine. Les autres nous suivent, j'entends les pierres qui tombent et une femme qui crie "tu pourrais faire attention ! " Apparemment, le jeune homme n'est pas très précautionneux ! je n'aimerais pas être derrière eux... Quant à moi, je marche sur des œufs: je m'en voudrais qu'ils reçoivent des pavasses sur la tête par ma faute! Par une série de vires, nous atteignons un passage un peu délicat. Je vois (enfin! ) Olivier assurer Pascale, qui contourne très lentement le rocher. Puis Christine y va, elle continue sans s'arrêter, en fait on grimpe corde tendue et je ne suis pas rassurée, d'autant que je n'ai pas bien compris où çà passait. Je m'engage et me retrouve trop haut, les pieds sur des grattons et les mains tâtonnant pour trouver une bonne prise derrière. Je sens la sueur dégouliner dans mon dos. Je regarde à ma gauche ou plutôt dans le vide: pas très engageante la chute, c'est raide avec de belles grosses caillasses, çà ne serait pas joli joli en bas... je crie préventivement à Christine "attention, je tombe !" et dans ma tête, je me dis "mais tu es folle ma vieille, tu n'as pas droit à la chute, tu n'es pas sur ces bonnes vieilles falaises de Saffres ou de Fixin, et Christine là-haut, qui sait si elle est dans une bonne position? En plus tu n'as entendu aucune réponse ! "Bon, cool, easy... je me rétablis d'extrême justesse et remonte le couloir pour rejoindre Christine. Très tendue, je lui reproche de ne pas avoir attendue comme Olivier en bas, que je sois passée... Mais le relais était pourri, une pierre branlante ! me dit-elle. Elle a raison, cette montagne est un immense tas de merde...

Un peu plus haut, c'est toujours aussi pourri: il y a apparemment moyen d'éviter une partie de rocher particulièrement délitée, selon le topo, en empruntant le glacier. Çà n'a pas l'air mauvais; Pascale et Olivier partent, nous les suivons. Mais plus loin la neige se transforme en glace et il me semble alors préférable de rejoindre les rochers. Pascale et Moy restent dans la glace, ce qui vaudra à ce dernier d'avoir les doigts ensanglantés pour n'avoir pas sorti ses gants à temps! Pendant ce temps grosse galère avec Christine; les deux autres cordées nous ont doublées et nous envoient des pavasses grosses comme la tête de l'homme-éléphant! De plus, ils sont assez lents. Après un rappel, nous arrivons dans la partie la plus ripoux :tout se casse la gueule, rien ne tient. Des blocs de rochers énormes se cassent la figure et se disloquent plus bas; les gens au-dessus de nous ne font quand même pas très attention à mon avis et je crie à Christine de ne pas rester derrière. Elle se retrouve soudain à 10 mètres devant moi avec une caillasse énorme dans les bras "Flo fais gaffe, je vais la lâcher" Je m'écarte sur la droite et elle laisse tomber le bloc, les nerfs à fleurs de peau. Vite, la rejoindre. Je suis inquiète car le rocher lui est plus ou moins tombé sur la main: c'est enflé mais çà devrait aller, ouf je crie au Moy que j'aperçois à peine plus haut "viens lui indiquer le chemin !". II va être temps de faire une petite pause ...

Pendant que Christine se "soigne", je suggère à Olivier et Pascale d'échanger les cordées pour la fin, étant donné que nous avons un passage à vide et qu'il semble que nos deux compagnons ne soient pas eux-mêmes fatigués. Mais la réponse de Pascale me sidère "C'est pas possible, nous ne sommes pas du même niveau!". Et mon propre frère de rétorquer : "mais pourquoi échanger, je ne vois pas l'intérêt". Je pensais qu'à ce moment-là, le niveau n'avait plus grande importance, et l'intérêt et "ben vendiou" c'est de redonner le moral à une équipe qui a un p'tit coup de calgon bordel ! (**)... Du coup, çà redonne des ailes à Christine qui m'assure qu'elle pourra continuer. Bien bien bien ; super l'ambiance en montagne, la solidarité, c'est quelque chose ! Un peu plus loin, le brouillard est de plus en plus tenace, en fait on n'y voit plus rien ; dommage pour la vue...on reviendra ? J'ai l'impression de rater quelque chose et finit par me demander ce que je fous là, si on n'a même pas la vue comme friandise! Un dernier passage (4+) , en fait le seul d'escalade pure, négocié facilement par ma comparse ( je l'admire, vu les circonstances). Je meure de froid en bas mais discute quand même avec le jeune homme qui nous suit pas à pas (et qui m'a d'ailleurs doublée en me balançant une pavasse tout à l'heure!): c'est la deuxième fois qu'il vient ici, il est avec son père et sa copine, son père nous laissera d'ailleurs un sympathique souvenir malodorant dans la descente de l'autre côté... puis de nouveau une escalade pourrie avant d'arriver enfin au sommet dont mon seul souvenir se résume à de gros rochers entourés d'un épais brouillard, c'est sacrément glauque, je le traverse sans m'arrêter. A peine un mot à Christine qui attend toute grelottante, pour rejoindre les deux gaziers 10 mètres plus bas, abrités du vent.

Maintenant c'est la descente ; il ne faut pas se déconcentrer, çà sera très long: une des plus longues de tout le massif. D'abord, il s'agit de désescalader la portion de rochers pourris, puis ensuite de tirer des rappels moitié dans la neige, moitié dans les rochers, pour rejoindre le glacier. C'est très long, la corde est trempée et devient de plus en plus dure à rappeler. De plus le brouillard est épais et il commence à neigeouiller... je suis dans un état bizarre, à moitié léthargique ; la nuit tombe et on a tous un peu froid. Personne ne se parle, ne s'enquière de l'état de son voisin. Ma tête est assaillie par une flopée de pensées qui n'ont pas lieu d'être. Je ne me rends même pas compte que la nuit tombe et qu'on est un peu dans le caca, ou plutôt si, je m'en rends compte, mais je m'en fous! Je commence à avoir des idées bizarres, toute seule, là, pendue à mon mousqueton: plus rien ne me fait peur...

A la faveur d'une éclaircie, nous apercevons le glacier en bas. Et là, tout va changer pour moi: nous ne sommes plus isolés et perdus au beau milieu d'une montagne, j'ai pu voir le glacier, il n'est plus très loin! Je me réveille un peu. Après les 4 rappels, j'atterris sur le haut du glacier, enfin! Olivier et Pascale filent déjà en bas : ils sont bien gentils, mais qui va ravaler la corde ? Christine arrive à son tour. Il fait nuit noire maintenant. Je chausse mes crampons, il reste une rimaye, puis une descente dans une pente assez raide avant de rejoindre des parties plus douces et je préfère éviter les acrobaties. Par contre, la corde est tellement mouillée qu'on n'arrive pas, même à deux et en tirant de toutes nos forces, à la ravaler! "Olivier, viens nous aider !''. Christine est assez énervée, je le sens, et moi même commence à me poser de sérieuses questions métaphysiques... Le Moy remonte et c'est en nous pendant littéralement sur la corde que nous finirons par l'avoir. Nous décidons de nous ré-encorder tous les quatre, et commençons de descendre à reculons; mais je suis la dernière et la corde me tire en arrière. Je suis fatiguée et leur gueule d'aller moins vite. Rien n'y fait. Ni une ni deux, je me retourne face à la pente et descend en plantant bien l'arrière de mes crampons. La neige est carrément molle et les pieds glissent un peu mais çà va nettement plus vite. Christine me dit de ralentir car la corde serpente sous elle. Enfin, la pente est plus douce et nous descendons gentiment le glacier en évitant les crevasses. Mais où tout cela nous mènera-t-il ? Tout à coup, la pente semble s'accentuer. Inutile de continuer car la visibilité est nulle. Nous allons regarder du côté des rochers sur la rive droite, mais on n'y voit rien et il serait dangereux de s'y aventurer. Je suis complètement crevée et suggère à l'assemblée: ''on pourrait bivouaquer ici, je ne peux plus faire un pas", et puis de toute façon, que faire par cette nuit noire? Nous ne savons pas où aller! Tout le monde est d'accord et nous commençons de dégager les pierres de notre bivouac improvisé (qui a sûrement déjà servi !). Il est très tard, sans doute 11 heures du soir. Tout le monde se couche, Moy, Pascale, moi et Christine, bien emboités. Une couverture de survie nous recouvre partiellement. La nuit va être longue ... Derrière moi, Christine grelotte: le premier réflexe involontaire au froid est le tremblement, destiné à produire une maigre chaleur. Apparemment, çà n'a pas l'effet escompté! Curieusement je parviens à m'endormir à moitié tellement je suis fatiguée, malgré les multiples courants d'airs, et je ne garderai pas un mauvais souvenir de cette nuit, contrairement à Pascale qui a eu très froid.

Réveil au bivouac après Coste-RougeVers 6 heures du mat, tout le monde commence à bouger et c'est avec difficulté que je parviens à émerger, comme si je sortais d'un petit nid douillet! Il a l'air de faire beau et le jour se lève: abrégeons les souffrances! Dieu, que la montagne est belle au petit matin, alors que le brouillard n'est plus qu'un mauvais souvenir... Tout à coup, je me sens privilégiée d'être simplement ici...
Mes jambes flageolent, nous n'avons rien dans le ventre depuis l'avant-veille. Heureusement, chacun a gardé quelques denrées que nous dégustons avec délice, mais personnellement il me faudrait plutôt une bonne plâtrée de nouilles histoire de reconstituer mes réserves glucidiques qui sont au plus bas. Il est temps de se remettre en route. On voit très bien par où il faut passer maintenant. De l'autre côté du glacier se trouve une barre de roches entrecoupée d'un petit couloir de neige. Par là, nous pourrons rejoindre la voie normale de l'Ailefroide qui nous descendra jusqu'au refuge du Sélé. Nous commençons de remonter le glacier quand j'aperçois des gens qui se dirigent vers nous par le bas. Tiens, d'où viennent-ils ? Il y aurait un passage par le glacier? Je ne les ai pas reconnus...ce sont les deux cordées qui nous accompagnaient à la montée et qui ont bivouaqué aussi, en se faisant prendre par la nuit! Bonjour les têtes, mal rasés, je n'aimerais pas les croiser au coin d'un bois, mais bon, en montagne ils me font rigoler, d'autant plus qu'on a partagé la même "chambre"... Et pourtant ils sont déjà venus eux... Ils préfèrent continuer par les rochers, prétendant qu'il existe un chemin de descente par là. Nous persévérons pour essayer de rejoindre la voie normale. Effectivement des cordées assez nombreuses nous croisent lentement.
La pause pistache sur la voie normale de l'Ailefroide orientaleJ'assiste plus bas à une scène épique. Nous nous sommes arrêtés pour enlever nos crampons et prendre le chemin de descente. Un homme laisse tomber son sachet de pistaches qui explose sous l'effet de l'altitude! Et alors Christine et le Moy se précipitent comme des miséreux pour récupérer les pistaches éparpillées par terre, après avoir balancé leurs crampons aux alentours, comme de vulgaires
chaussettes... Je suis peut-être affamée, mais je sais me contenir. La scène n'a pas duré longtemps, et les pistaches non plus !
Il est temps de regagner le monde des hommes...

Épilogue
Le meilleur est à la fin: Olivier et Pascale ayant pris un peu d'avance dans la descente, Olivier pour récupérer la voiture de Christine encore garée au refuge Cézanne, et Pascale pour acheter deux trois denrées, nous repartons donc tranquillement du refuge du Sélé avec Christine, avec une seule idée: faire une petite sieste un peu plus bas en écoutant les oiseaux chanter ....A Ailefroide, Pascale a acheté tout un tas de bonnes choses pleines de vitamines, lesquelles semblent nous manquer de plus en plus, et nous passerons l'après-midi au bord du ruisseau à profiter d'un repos bien mérité, avant de rentrer le soir même en voiture dans nos villes respectives. A la prochaine...

(*) : Moy, le Moy (prononcer moye), surnom de famille, on choisit pas !
(**) : en bourguignon dans le texte (note du traducteur).