Avec une expérience qui ne demande néanmoins qu'à grandir, on peut parfois jouer l'optimisme avec le mauvais temps annoncé sur la Vallée Blanche. Mais attention si on perd!


Depuis le début de l'hiver, on peut dire que malgré des conditions sans plus, la Vallée Blanche nous a donné pas mal de travail, et surtout a donné beaucoup de plaisir à la plupart de nos participants: beau temps, neige correcte en altitude, pas trop de monde et donc l'impression de vivre pleinement une journée de haute-montagne unique.
Car la Vallée Blanche, que les guides proposent souvent au titre de "hors-piste" glaciaire, serait mieux décrite en parlant de journée de haute-montagne. En effet les conditions changeantes, le mauvais temps brutal et impitoyable, l'engagement d'un itinéraire où les secours n'interviennent pas toujours en temps et en heure, sont des ingrédients typiques de la haute-montagne. Le plaisir nait donc plus de l'immersion dans cet environnement hors du commun et indomptable, que du simple plaisir de pratiquer le ski, en neige poudreuse ou non d'ailleurs.

Ce 12 mars, tout le monde savait que le temps devait changer, question d'heures. Après un petit matin limpide, les premiers nuages enveloppaient en effet le Mont-Blanc très rapidement, mais la visibilité au sommet de l'aiguille du Midi restait bonne.
Beaucoup de professionnels étaient là, comme les matins de beau temps. Il faut dire que le lendemain dimanche s'annonçant mauvais, on sentait une sorte de pression à faire passer tous ces groupes dans le créneau de beau temps prévu. On se regarde, et comme tout le monde y va, on ne se pose pas assez de questions.
Alors qu'un vrai mauvais temps dès le matin aurait mis tout le monde d'accord, reconnaissons que les températures clémentes et l'absence de vent au sommet de l'aiguille du Midi, le petit soleil du matin, lançaient un vrai clin d'œil pervers aux amateurs de la Vallée Blanche.

Les amateurs : nos clients. Les groupes présents ce matin sont formés de nos clients "habituels", ni plus ni moins. Des jeunes, des plus vieux. Des enfants parfois. Des surfeurs, des skieurs, avec des niveaux excellents, ou parfois très moyens. Des physiques et des esprits différents, des cultures qui oscillent entre un fort esprit "consommateur", et (fort heureusement le plus souvent) une approche qui correspond plus à un esprit de contemplateurs, d'amoureux de la montagne au sens large. Beaucoup ne savent pas ce que la haute-montagne peut réserver, ou en tout cas ne l'ont pas vécu. Et les guides ne connaissent souvent leurs "voyageurs" que depuis quelques minutes, ils observent leur niveau seulement dans les premiers virages, et peuvent alors imaginer la suite!
Ce jour là, nous encadrons avec Françoise un groupe de skieurs suisses de la même famille, presque réunie au complet, et dont quelques uns ont déjà l'expérience de la haute-montagne. Une stagiaire parrainée par Françoise et autonome, nous accompagne. Nous sommes un groupe de 14 au total, je ne connais que l'un des skieurs, Marc, un fidèle du ski de randonnée.

La descente de l'arête : jusque là tout va bienAprès la descente de l'arête, paisible, les premiers virages s'enchaînent dans une bonne ambiance générale. Mais le foehn est déjà là, pas de doute. Les rouleaux venus de l'Italie s'enroulent autour de la crête frontière, et déroulent déjà leur bras glacés sur les grands espaces du glacier du Géant. Arrivés au col du Gros Rognon, on s'approche du monstre. La visibilité est changeante mais pas catastrophique, seul le vent de face gâche la descente. C'est quand même "jour blanc", et les skieurs les plus moyens perdent leurs moyens justement! On se dit que plus bas on retrouvera de meilleures conditions, on aura juste manqué quelques belles photos, mais la descente se ralentit. Les groupes avancent les uns derrière les autres, en accordéon, pour essayer de ne pas perdre la trace on reste "à vue".
Ce qui impressionne, c'est de retrouver autant de monde que d'habitude, alors que les conditions sont franchement devenues médiocres. On surprend certains groupes à prendre moins de précautions que d'habitude, en particulier pour contourner des crevasses lorsqu'il y a beaucoup de monde rassemblés à un passage étroit.
Mais tout ce beau monde rejoint finalement, soulagé, le refuge du Requin. Le vent est ici déjà très fort, et menace de faire s'envoler les skis, voire les gens!
Je me dis qu'il faudrait descendre tout de suite, mais le bénéfice d'une pause au chaud, d'un repas attablé, est évident : il faut s'arrêter.
Dans le refuge tout le monde s'est rassemblé, ça s'agite dans tous les sens avec une certaine pagaille malgré les efforts des gardiens, partagés entre leur rôle de service publique (le refuge, où l'on doit pouvoir simplement se réchauffer) et leur besoin justifié de gagner leur croûte en servant la soupe. Et ils s'attendaient à ne voir personne ! Le vent le matin était déjà très fort au refuge, la météo nous a vraiment joués un bon tour.
L'heure tourne. On sait que les télécabines ne fonctionneront pas pour rejoindre le train du Montenvers. L'obligation de remonter à pied donne une crainte supplémentaire, celle de rater le train. Pour nos skieurs, peut-être est-ce une nouvelle facette de la médiocrité de cette journée, qui ne s'est pas encore transformée en belle aventure humaine. Car nous sentons les gens déçus, bien sûr ils s'attendaient à autre chose...
Nous repartons, mais avec un sentiment diffus de se jeter dans la gueule du loup. Le vent s'est encore renforcé, on ne s'entend plus. 80 km/h et sûrement des rafales à 100. Un surf s'est envolé comme une feuille morte, il a disparu dans les pentes derrière le refuge. Au milieu de tout cela, il faut rechausser, se remotiver : on passe derrière les moraines, versant est, c'est assez raide mais on sera à l'abri du vent et l'itinéraire est plus direct. Ensuite, on se laisse pousser avec le vent dans le dos, on oubliera vite ce sentiment inconfortable de n'être pas grand chose.
Lorsqu'on passe la crête, je me rends vite compte que le vent n'est pas moins fort de l'autre côté. Pire : il soulève des volutes de neige qui cingle le visage, j'ai du mal à me retourner face au vent pour regarder si tout le monde suit. On ne se voit pas tous, et impossible de se passer les consignes élémentaires de sécurité. J'imagine nos skieurs qui s'attendaient à du soleil, des beaux paysages et de bons souvenirs en famille ; difficile de dire à ce moment ce qui leur passe par la tête.
Françoise est derrière, elle fait un travail formidable, tout en psychologie. Moi je montre le chemin, j'aide et sécurise au mieux, mais je constate désemparé que je ne peux pas apporter 100% de mon aide à chacun. Et nous encadrons un groupe de 12 !
Fort heureusement le mauvais temps limite aussi les risques de chute et de glissade, car nous descendons en dérapage, les uns au dessus des autres: pas très fun le ski sur la Vallée Blanche! Et les uns et les autres s'apportent l'entraide utile, l'aventure humaine est bien au rendez-vous.
Mais que la descente est lente... Les skieurs ne skient plus, c'est une procession étrange de bosses en bosses pour certains, par bonds successifs. Je me dis qu'avec un groupe homogène de bons skieurs on serait déjà loin, mais il faut assumer nos choix. Je constate aussi que le moral de l'ensemble reste bon, nous avons passé un cap de résignation, et la force mentale de chacun est à son apogée. C'est très encourageant, rassurant pour tous.
Un peu plus bas, la dernière moraine nous protège un peu mieux du vent. Dans la dernière pente avant le glacier, la neige rapportée par le vent nous offre quelques beaux virages, les skieurs peuvent enfin se lâcher et c'est un vrai soulagement.
La fin se déroule dans une petite euphorie, le plus dur est fait, on peut encore profiter des paysages, et l'horaire semble finalement nous permettre de ne pas rater le train! Nous sortons les voiles et nous laissons pousser assez gaiement vers la grotte de glace et les escaliers du Montenvers.
Après la remontée où l'on constate que l'ensemble du groupe est resté en forme, le dernier train nous ramène à Chamonix, où il n'y a aucune trace du mauvais temps qui sévit en altitude!

Chaque membre du groupe peut commenter la journée ; il semble que chacun éprouve du bonheur malgré les difficultés rencontrées et la déception d'avoir fait la Vallée Blanche dans ces conditions. Ce n'est pas le bonheur purement consumériste d'avoir fait une célèbre descente ou de s'être "gavé" de poudreuse, mais celui de s'être frotté à la nature, et d'avoir fait preuve de courage, d'avoir fait fonctionner l'entraide collective, d'avoir fait corps. Les liens familiaux des participants ont peut-être aidé, qui sait ?
En tout cas je dois remercier chacun d'avoir pris soin de soi et de ses proches dans cette aventure.

Poème sur la sortie à la Vallée BlancheSous le Tacul, le vent commence à se faire sentir
Par Emma, 13 mars 2011


Tout en soignant mes courbatures
J’en suis encore toute remuée
Aussi sans plus de fioritures
Je vous décris cette belle journée

Partis pour la Vallée Blanche
Rêvant de sommets enneigés
Tout d’abord la première manche
S’est plutôt bien passée

Tous attachés en cortège
Sous la direction de nos guides
Nous voilà sur la belle neige
Sans avoir du tout peur du vide

Et la descente commence
On est tous pleins de courage
Voilà que chacun se lance
Selon sa forme et son âge

Mais voilà que le vent se lèveMoment de détente après la descente mouvementée du requin
Ce n’est pas de bon augure
Non ce n’était pas le rêve
Mais il fallait faire bonne figure

Arrivés au refuge du requin
Déjà un peu fatigués
On se restaure pleins d’entrain
Pour bien finir la journée

En sortant un peu plus tard
Nous voilà presque emportés
Par un monstrueux blizzard
Qui nous laisse tous atterrés

Dans un cas comme celui-là
Il ne faut pas réfléchir
Mais simplement prendre sur soi
Se mettre tout de suite à agir

Pour certains c’est un peu la crise
Pour d’autres un désastre annoncé
Mais le courage était de mise
Et on s’est  tous  bien surpassés

Chacun aidant l’autre à faire faceLe groupe au complet sur le glacier du tacul
Veillant sur celui qui peinait
Transmettant un peu d’audace
Ramassant ceux qui tombaient

Aussi la fin fut heureuse
Et la journée mémorable
Et l’agape fut joyeuse
Chez Monique autour de la table

En un mot à chacun merci
Pour ce moment entre tous unique
D’avoir contribué à ce défi
Somme toute assez fantastique